Nous vivons aujourd’hui des mutations rapides dans notre organisation économique, sociétale, technologique ou environnementale. L’innovation est devenue cruciale pour la croissance et la compétitivité. Cependant, elle ne naît plus seulement de l’individu, mais de la collaboration. Les communautés d’innovation ont ainsi surgi en tant que groupes d’échanges dynamiques favorisant la créativité et l’innovation organisée.
Cet article explore, grâce à l’interview de Patrick Cohendet, les communautés d’innovation en tant que moteurs de créativité. À travers des passages du livre dont il est co-auteur, Patrick Cohendet parlera d’organisation communautaire, d’exemples concrets dont Ubisoft ou encore des méthodes pour faire communauté.
“Bonjour, mon nom est Patrick Cohendet, je suis actuellement professeur à HEC Montréal. Je dirige aussi un hub de créativité et d’innovation qui s’appelle Mosaïque. Il est très ouvert sur les questions de communauté. Auparavant, j’ai fait une carrière à l’Université de Strasbourg. J’étais professeur et j’ai co-dirigé un laboratoire qui s’appelle le bureau d’économie théorique et appliquée où on a beaucoup travaillé sur les questions d’innovation et de communauté.”
Vous êtes co-auteur du livre “Les communautés d’innovation, de la liberté créatrice à l’innovation organisée”, qu’est ce qui vous a motivé à écrire ce livre ?
Depuis la fin des années 90, je fais des recherches sur la notion de communauté avec un certain nombre de collègues. On a donc accumulé beaucoup d’expériences dans différentes entreprises qui se sont tournées vers les communautés d’innovation. Parmi celles-ci, il y a effectivement le cas d’Ubisoft mais ce n’est pas le seul. Aussi, on a travaillé sur Michelin, sur la communauté Schneider, et plus largement à tout ce qui touche au jeu vidéo en dehors d’Ubisoft.
Par ailleurs, on a acquis à travers le temps un certain nombre d’expériences d’entreprises. Ces dernières avaient, en quelque sorte, délégué à leur communauté d’innovation la capacité de trouver des solutions créatives. Cela nous semblait très intéressant de mettre en lumière l’ensemble de ces expériences industrielles. C’est un travail qui a duré pas mal de temps mais qui à aboutit je pense à rassembler des preuves, des évidences et des suggestions très intéressantes en termes de stratégie d’entreprise et de communauté.
Dans le livre, vous présentez le cas Ubisoft comme un exemple de “communauté de communauté”, ce qu’on appelle chez Wudo une méta-communauté. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste et en quoi ce type d’organisation communautaire est intéressant pour les entreprises ?
Tout d’abord ce qui a inspiré cette notion de “communauté de communauté”, c’est un très bel article qui est paru dans le début des années 90 de Brown et Duguid sur l’importance des communautés. Ils ont affirmé le fait qu’elles étaient des communautés de communautés, cela nous a beaucoup intrigué. Par ailleurs, on était très intéressés par cette vision car elle rejoignait aussi des classiques et il y avait énormément de travaux théoriques sur les communautés. Le constat que nous avons tiré était qu’il y avait finalement peu de validation auprès des entreprises.
Effectivement, on a eu beaucoup de chance de travailler sur le cas d‘Ubisoft Montréal. Donc Ubisoft Montréal, c’est une énorme entreprise aujourd’hui qui représente 5000 personnes et c’est le plus grand studio de jeux vidéo dans le monde. C’est donc une organisation tout à fait intéressante pour étudier les communautés professionnelles.
Par la suite, on a eu la chance avec mon collègue Laurent Simon, de pouvoir interagir pendant très longtemps avec l’équipe dirigeante d’Ubisoft. Nous avons été fascinés par le fait qu’Ubisoft disait “Nous ne sommes pas du tout une structure classique avec une forme où il y a des départements rigides, avec des projets etc. Nous représentons une forme qui unit des projets (Assassin’s Creed, Far Cry etc.). Ces projets là sont tenus par différentes communautés : des communautés de game-designer, d’écrivains pour les scénarios, d’analystes etc. Aussi, ce qui est extraordinaire dans la description de ce qu’on pourrait appeler “l’organigramme d’Ubisoft”, c’est qu’il y avait des projets articulés non pas par des départements, mais par différentes communautés. Ubisoft se présentait donc comme une communauté de communauté, notion que nous avions étudiée dans des travaux théoriques.
De plus, je trouve cette organisation très inspirante et notre idée, c’est que beaucoup d’entreprises tendent de manière plus ou moins implicite vers ce type de structure. On la retrouve par exemple aujourd’hui dans des entreprises aussi différentes telles que Michelin, Desjardins ou bien d’autres. Il y a beaucoup de travaux sur l’impact des communautés. Ils portent justement sur la structuration d’une communauté au sein d’entreprise.
Quelques exemples de structure ayant un système de communauté de communauté
Certains d’entre eux ont été fait sur Caterpillar par exemple montrant l’impact des communautés et ce que ça avait permis de gagner dans l’entreprise.
On travaille actuellement avec le CHUM qui est le plus grand hôpital de Montréal. À titre indicatif, il représente un nombre de patients incroyables et il est très ouvert sur les innovations y compris dans le domaine d’intelligence artificielle etc. Lors de l’épisode très difficile sur la covid, l’hôpital s’est vraiment tourné comme une structure de projet et de communauté. C’est-à-dire que les communautés d’infirmières ont trouvé des solutions pour trouver très rapidement des produits permettant d’assurer les soins des patients, pour trouver des masques etc. Des communautés de chirurgiens et d’ambulanciers ont trouvé des solutions locales pour améliorer l’accueil dans les salles d’urgence, qui est un problème très difficile au Canada.
Finalement, cette énorme organisation hospitalière se développe en communauté de communauté, ce qui est assez remarquable. L’hôpital organise aussi des journées annuelles où ils vont mettre en évidence les différentes initiatives communautaires dans l’hôpital. Ensuite, ils récompensent la ou les meilleures en se réunissant à l’occasion d’une grande fête. Cette initiative permet de créer une ambiance de cohésion et de stabilité dans l’entreprise qui est un exemple parmi d’autres de l’importance que prennent aujourd’hui les communautés. Il est clair que la crise du covid-19 a montré l’importance aux entreprises de reposer davantage sur les communautés pour trouver des solutions locales rapides et immédiates articulées avec les persuasifs de l’entreprise.
Dans le cadre d’une communauté pilotée, quelle organisation privilégier pour l’animer ? Une animation par des membres de la communauté ou par une personne extérieure (freelance ou autre) ?
Dans un premier temps, les communautés sont spontanées. Dans ce cas, les membres émergent d’eux-même, discutent et échangent spontanément. Effectivement, à travers les travaux d’Étienne Wenger vient la notion de pilotage des communautés. Alors piloter une communauté est un difficile, cela suppose d’introduire une dimension hiérarchique dans une dimension spontanée. C’est une sorte de hiérarchie spontanée et cela peut fonctionner dans certains cas. J’observais beaucoup de communautés pilotées, il y en a qui marchent bien et puis il y en a qui se sont effondrées très rapidement ou qui ne tiennent pas la route. À mon sens, celles qui réussissent sont celles où il émerge un groupe où les rôles distribués sont les suivants :
- Une personne en charge de l’organisation,
- Une personne qui apporte de l’énergie et du dynamisme,
- Une personne qui dépasse les frontières qui peuvent exister entre certains membres,
- Etc.
C’est finalement beaucoup plus que de simplement désigner une personne externe ou interne à l’organisation. Ce qui importe c’est qu’un certain nombre de rôles indispensables soient présents en même temps peu importe leur origine.
À l’inverse, les communautés spontanées qui fonctionnent disposent aussi de ces rôles indirectement et ont surtout du “grain à moudre”. Ce qui fait qu’une communauté spontanée fonctionne dans tous les cas c’est les interactions et le contenu, il arrive d’ailleurs souvent qu’une communauté s’arrête car elle a atteint son objectif ou sa mission. Deuxièmement, une communauté spontanée se termine souvent lorsque le noyau dur disparaît même si la communauté est active. Un noyau dur représente les ambassadeurs de la communauté, les personnes qui lui donnent du rythme et de la vie. Par conséquent, sans eux la communauté ne pourra pas durer.
En dehors d’Ubisoft, avez-vous des exemples de communautés de professionnels ayant contribué significativement au développement d’entreprises ?
D’abord, il y a un exemple majeur dans la littérature qui est l’exemple de Xerox sur lequel on a beaucoup travaillé. Encore une fois Xerox, c’est un exemple quand même extraordinaire car ce sont les réparateurs de Xerox dans les années 80 qui étaient en contact avec les clients. Ils ont constaté que le besoin ne reposait pas sur des gros photocopieurs mais sur des plus petits. C’était finalement l’inverse que ce que proposait l’enseigne historiquement. Le passage radical du grand photocopieur au plus petit a donc été impulsé par une communauté. Cette communauté était d’ailleurs très fermée, avec ses propres règles. Les membres trouvaient par exemple que les décisions de la hiérarchie avec ces grands catalogues de ce qu’il fallait faire étaient complètement inutiles. Par conséquent, quand un nouveau réparateur arrivait dans la communauté, il y avait une cérémonie secrète dans le basement de Xerox qui était de mettre le feu au manuel d’utilisation pour montrer qu’il fallait vraiment être à l’écoute des consommateurs.
Un autre exemple très simple est celui de LEGO. La société allait très mal au début des années 2000 puis ils ont l’idée géniale d’interagir avec leurs usagers. Ils ont donc créé des communautés d’usagers composées de leurs clients dont des enfants qui se sont mis à inventer des produits.
Ici aussi, on découvre un système communautaire ayant permis de sauver l’entreprise. Il y a beaucoup d’autres exemples mais ceux-là sont majeurs. Dans notre livre, on parle aussi de Schneider qui utilisait les communautés ou de Renault qui a quant à lui, beaucoup compté sur une communauté d’innovation.
En conclusion
Pour se lancer dans une communauté, il faut avoir une vision et l’écrire c’est-à-dire vraiment la décrire afin de pouvoir être capable d’intéresser un certain nombre de participants. C’est quelque chose qui paraît tout simple mais ce n’est pas vraiment le cas. Pour créer une communauté, il faut donc être capable d’exprimer ce qu’on a envie de changer ou de créer. Prenez l’exemple du Cirque du Soleil. Le soleil représentait un groupe de gens qui faisaient du théâtre dans la rue à Baie-Saint-Paul au nord du Québec. Puis, ils ont été appréciés de plus en plus par leurs spectateurs. Ils se sont donc questionnés sur ce qu’ils faisaient de bien à savoir faire du cirque dans la rue donc accessible à tous, avoir de très beaux costumes fait-maison, ne pas avoir d’animaux et vouloir des choses simples.
Cette réflexion leur a permis de définir clairement leur vision et de créer le Cirque du Soleil. Cette communauté d’artistes a finalement réussi à attirer des capitaux, et à créer une grande communauté d’intérêt. Enfin, ce qui est important pour démarrer une communauté, c’est d’être capable d’exprimer une vision des choses qu’on a envie de créer ensemble et que soit attirant pour les autres tout simplement.