Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’échanger avec Séverine Charlon fondatrice de l’agence Grain’s Créateur de connaissances qu’elle fait également vivre via la chaine YouTube « Grain’s – Créateur de connaissances ».
Comme chez Wudo on adore lire, notamment au sujet de la coopération, des communautés et des réseaux sociaux, nous avons eu la joie d’échanger avec elle au sujet de son livre «Sur les réseaux sociaux». Dans ce dernier, Séverine Charlon nous offre une analyse détaillée des dynamiques à l’œuvre au sein de ces réseaux sociaux en incitant à une réflexion critique et fournissant des repères pour s’orienter dans l’univers numérique. Elle nous encourage à interroger la réalité virtuelle qu’elles façonnent ainsi qu’à résister aux tentatives de manipulation, dans le but de regagner une autonomie face aux structures invisibles qui cherchent à nous influencer.
L’interview de l’autrice Séverine Charlon au sujet de son livre « Sur les réseaux sociaux »
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire cet ouvrage sur les réseaux sociaux ? Y a-t-il eu un événement déclencheur ?
Je suis formatrice sur les usages numériques depuis plusieurs années. Je forme des entrepreneurs à l’utilisation des réseaux sociaux. Et je me suis rendu compte que beaucoup d’entre eux utilisaient ces plateformes, sans en comprendre les fonctionnements, ni ce qu’elles produisaient dans l’opinion publique, ni dans la construction de nos pensées.
L’écriture de cet ouvrage, «Sur les réseaux sociaux», a été motivée par une accumulation de réflexions et d’observations sur le fonctionnement des plateformes numériques et leur influence sur notre société. Les derniers événements politiques, la montée de l’extrême droite, les contenus diffusés sur la plateforme X ont participé à cette prise de conscience progressive de l’impact profond de ces technologies sur nos modes de pensée, de communication et de vie.
J’ai été particulièrement sensibilisée par la dissonance entre la promesse de liberté d’expression et d’accès à l’information offerte par les réseaux sociaux, et la réalité de leur fonctionnement, souvent opaque et manipulatoire.
L’omniprésence des algorithmes, la construction de « bulles filtrées », la polarisation des débats, la propagation de la désinformation, la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns : tous ces phénomènes m’ont poussée à approfondir mon analyse et à partager mes observations.
J’ai souhaité mettre en lumière les mécanismes invisibles qui façonnent notre expérience numérique, afin de permettre aux lecteurs de développer une pensée critique et de naviguer de manière plus consciente dans ce monde complexe.
L’objectif de cet ouvrage est de sensibiliser le public aux enjeux de la guerre cognitive, à la manipulation de l’attention et à la nécessité de lutter contre la désinformation.
Quelle a été la plus grande difficulté en explorant ces sujets complexes de manipulation et d’autonomie numérique ?
La plus grande difficulté a été de concilier la complexité des plateformes avec le fait de rendre accessibles ces informations.
Il s’agit de sujets abstraits et techniques, tels que le fonctionnement des algorithmes, les stratégies de manipulation et les modèles économiques des plateformes numériques. Le défi a donc été de trouver un langage clair, concis et accessible, sans pour autant sacrifier la profondeur de l’analyse.
L’objectif est aussi de remettre un peu de complexité sur des sujets qui le sont par nature ! À vouloir tout simplifier, on en perd le caractère technique et paradoxalement irréel.
J’ai également cherché à avoir un discours réaliste sur ce sujet. Nous avons une partie de l’information, mais beaucoup de données notamment sur l’hypothèse des mises à jour algorithmiques servent également un enjeu économique.
L’objectif n’était pas de faire peur aux lecteurs, mais de comprendre ce qui se cache derrière toutes ces belles images et ces flux incessants dits «d’actualité».
Vous parlez de « structures invisibles » qui nous contrôlent sur les réseaux sociaux. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces structures et comment elles fonctionnent ?
Les « structures invisibles » sont des systèmes complexes et interdépendants qui agissent de manière subtile et souvent inconsciente sur notre expérience numérique.
Les algorithmes sont des ensembles d’instructions mathématiques qui analysent nos données personnelles (activités, goûts, interactions, etc.) et déterminent ce que nous voyons sur nos fils d’actualité. Ces algorithmes façonnent notre perception du monde en filtrant l’information et en nous exposant à des contenus qui confirment nos opinions préexistantes. Ils créent des « bulles filtrées » qui nous isolent des points de vue divergents et nous empêchent de développer une pensée critique.
Sur Facebook, l’algorithme «EdgeRank» est conçu pour montrer les contenus les plus susceptibles de nous intéresser, en fonction de nos interactions passées. Cela peut conduire à une surreprésentation de contenus sensationnalistes, controversés ou émotionnellement chargés, et à une sous-représentation de contenus informatifs ou de points de vue divergents.
Les plateformes numériques sont des entreprises commerciales dont le modèle économique repose sur la monétisation de notre attention. Elles exploitent nos données personnelles, nos interactions et notre temps passé sur leurs plateformes pour générer des revenus publicitaires.
Ces plateformes nous poussent à une consommation excessive de contenus, à une recherche constante de validation et à une dépendance à la plateforme. Elles encouragent la production de contenus superficiels et viraux, au détriment de contenus plus profonds et réfléchis.
Les géants du web, comme Google, Facebook et Amazon, utilisent des systèmes de surveillance et des algorithmes de profilage pour collecter des données sur nos habitudes de consommation, nos opinions politiques, nos intérêts et nos relations. Ces données sont ensuite utilisées pour nous proposer des publicités et des contenus personnalisés, mais aussi pour influencer nos décisions et nos comportements.
Sur Twitter, maintenant X, les « fermes à trolls » financées par des États étrangers utilisent des bots et des comptes fictifs pour manipuler les conversations, créant un climat de division et de polarisation.
Comment expliquez vous l’attrait des utilisateurs pour des plateformes qui, selon vous, cherchent à les manipuler ?
Il s’agit d’un mélange de facteurs psychologiques, sociaux, technologiques et économiques.
Les réseaux sociaux répondent au besoin fondamental d’appartenance et de connexion sociale. Comme nous sommes des animaux sociaux, ils offrent un sentiment d’inclusion et de communauté, même si cette communauté est virtuelle.
L’invention du « like » a donné à ces outils un pouvoir de nous donner un sentiment de validation sociale. C’est un mécanisme puissant qui nous incite à rester connectés et à partager nos vies en ligne.
Nous avons tendance à privilégier les informations qui confirment nos opinions préexistantes. Les algorithmes des réseaux sociaux exploitent ce biais en nous exposant à des contenus qui renforcent nos convictions, créant des « bulles filtrées » et nous empêchant de remettre en question nos idées.
Un réseau social, c’est plutôt simple à utiliser, si on ne veut que consulter des contenus. Il suffit de remplir une formule et hop ! C’est rapide, ça offre un accès instantané à un flux constant d’informations, où que nous nous trouvions… Même dans des lieux intimes.
Ils offrent également la possibilité de communiquer facilement avec des personnes du monde entier, ce qui facilite les relations à distance et l’organisation de lives, de reels ou de streams.
C’est d’abord présenté comme un outil de divertissement, que nous contrôlons… Or, c’est là où nous nous trompons.
La personnalisation de notre réseau, ou d’un flux d’actualité nous donne l’illusion de contrôle, alors que nous sommes en réalité manipulés. Les notifications incessantes et le flux constant d’informations créent une peur de manquer quelque chose d’important. Cette peur nous incite à rester connectés et à consulter nos fils d’actualité en permanence.
Ils exploitent l’impulsivité avec le partage de reels ou le fait de commenter des publications. Sur un réseau social, il est plus facile de se connecter que de se désinscrire. En réalité, ce choix de rester connecté n’est pas nécessairement un choix conscient.
Quelles sont les principales stratégies que vous recommandez pour développer une pensée critique face aux réseaux sociaux ?
Déjà de lire mon livre !
Ensuite, de comprendre le fonctionnement de ces plateformes. De supprimer ces plateformes de vos téléphones portables, dans certains cas. Si vous réagissez à une publication, attendez un peu avant de publier votre réponse. Et de signaler tout contenu inapproprié.
Quels effets les réseaux sociaux ont-ils, selon vous, sur notre perception de la réalité et nos comportements ?
La question que nous devons nous poser : est-ce que je suis content ou énervé à chaque fois que je suis sur ce réseau ? Ensuite, nos comportements sur ces réseaux ne sont pas réels. Diriez vous « J’aime ce que tu dis » à votre client ou votre fournisseur ?
La réalité est difficile à percevoir sur un réseau social, car l’information est soit passée, soit superficielle. Les gens ne se définissent pas « CEO » en France, ou « J’aide les entrepreneurs »… On développe l’EGOTRIP et le manque de contact direct. J’entendais dernièrement sur France Inter que les jeunes avaient peur des appels téléphoniques en direct et préféraient les appels enregistrés pour discuter entre eux !
Les algorithmes jouent un rôle important sur ces plateformes. Quelle part de responsabilité attribuez vous aux concepteurs de ces technologies dans la manipulation des utilisateurs ?
C’est une question difficile. Ils sont responsables de la manipulation lorsque, notamment, ils humanisent nos interactions. Par exemple, sur LinkedIn, lorsqu’ils nous envoient des messages sur notre messagerie pour nous commander de répondre à une demande de connexion.
En France, on dit que nul n’est censé ignorer la loi. Et bien avec ces outils, nul n’est censé ignorer l’algorithme.
Vous proposez de nouvelles approches de la pensée critique. Pouvez-vous nous expliquer en quoi elles diffèrent des approches traditionnelles ?
Les approches traditionnelles se concentrent sur le fait de savoir discerner le vrai et le faux, sans prendre en compte la technique et les outils que nous utilisons.
Je m’appuie aussi sur la définition de Robert H Ennis qui rappelle que l’esprit critique est
Une pensée raisonnable et réflexive orientée vers une décision quant à ce qu’il faut croire ou faire.
Dans mon précédent livre, intitulé «Carnet d’esprit critique», j’apporte quelques techniques pour développer un esprit critique. Il y a notamment le fait d’explorer un concept. Cela prend du temps et cela demande de chercher ce que peut raconter la science sur ce concept. Si vous prenez par exemple le concept de l’esprit critique, vous aurez plusieurs approches en sociologie, en science cognitive, en philosophie ou science de l’information. Ceci permet d’avoir une vision plus holistique ou globale sur un concept. Cela rentre selon ma vision, dans l’esprit critique.
Comment peut-on retrouver une autonomie réelle face à des plateformes aussi omniprésentes ?
Cela reste des outils… Peut-être de commencer à désactiver certains réseaux.
Pensez-vous qu’il est possible de réguler les réseaux sociaux de manière efficace, et si oui, quelles mesures préconisez vous ?
Difficile à dire puisqu’elles sont devenues maintenant une «routine» personnelle et professionnelle. À mon sens, il y a plusieurs niveaux : celui du politique, celui du citoyen, celui de l’école, celui des grands médias, celui des parents.
On peut commencer par apprendre à reconnaître les biais de confirmation, les manipulations et les informations non vérifiées qui circulent sur les réseaux sociaux à l’école et dans toutes les formations pour adultes.
S’habituer à vérifier la fiabilité des informations et des sources avant de les partager.
Se poser des questions sur les motivations des créateurs de contenus comme nous pouvons le faire dans les grands médias. Se méfier de la popularité d’un contenu ou du nombre de « likes » qu’il a reçus. S’engager dans des initiatives citoyennes de vérification des faits et de débusquage des fake news, notamment durant certaines périodes stratégiques comme les élections …
Soutenir les initiatives législatives et les actions des pouvoirs publics pour une meilleure régulation des plateformes numériques et une protection des données personnelles.
Se consacrer à des activités extérieures, …
Comment voyez vous l’avenir des réseaux sociaux ? Seront-ils encore plus envahissants ou est-il possible d’inverser la tendance ?
Cela ne dépend pas que de ces plateformes. Cela dépend aussi du pouvoir politique. En réalité, la question est de savoir si nous voulons continuer de vivre dans un monde irréel ou réel.
Quels autres ouvrages, podcasts, newsletters, personnalités à suivre, recommanderiez vous pour poursuivre la réflexion ?
De lire les travaux de David Chavalarias sur les climatodénialistes sur Twitter.
Retrouver une vie réelle
Pour conclure, l’autonomie numérique n’est pas une fatalité. Elle se construit chaque jour, à travers des choix conscients et des actions collectives. Il faut lutter contre la désinformation et quel que soit le média, promouvoir une culture du discernement et s’engager pour une meilleure régulation des plateformes numériques.
Il ne s’agit pas de se déconnecter complètement, mais de retrouver un équilibre de vie réelle.