Dans cette nouvelle interview d’expert, on a la chance d’écouter Alain Tubiana pour parler d’intelligence collective. Découvrez comment mettre en place une communauté pour collaborer en entreprise, les étapes clés et les notions à connaître pour vous lancer.
« Bonjour, je m’appelle Alain Tubiana, je suis un expert en intelligence collective et en écosystèmes collaboratifs. Je travaille depuis une trentaine d’années sur la collaboration entre entreprises concurrentes dans des thématiques variées. J’ai trois types d’activités que je pratique à l’international uniquement. D’une part, j’accompagne les gouvernements qui souhaitent mettre en place des politiques publiques pour favoriser les regroupements d’acteurs économiques. D’autre part, je travaille avec ces mêmes acteurs, essentiellement des entreprises mais aussi des laboratoires de recherches ou institutions, pour les aider à se mettre en réseau. Enfin, ma troisième activité consiste à former des ressources humaines pour piloter ces réseaux.”
Quelle définition donneriez-vous à la communauté professionnelle ? Est-ce que cette définition est la même pour tous à l’international ?
Définition
Dans un premier temps, nous pouvons définir ce qu’est une communauté. Une communauté, c’est un groupe de personnes qui est animé par un centre d’intérêt commun et qui va se regrouper spontanément. À côté de ce concept de communauté, il y a le concept de cluster qui lui est centré, non pas sur des personnes mais sur des organisations, principalement des entreprises, des laboratoires de recherche.
Ces acteurs se mettent en réseau pour faire des choses qu’ils n’arrivent pas à faire seul de manière aussi spontanée. Il y a une ambiguïté aujourd’hui entre les deux termes, communauté et cluster qui se croisent.
En effet, les communautés peuvent être constituées au sein même d’une organisation ou totalement dissociée du monde professionnel. Elles peuvent également être mixtes, c’est-à-dire à la fois internes et externes à une organisation.
Communauté spontanée ou pilotée : qu’est-ce que c’est ?
Ce qu’il faut bien distinguer c’est justement la différence entre les communautés spontanées et pilotées. Par exemple, les hackers qui ont été les créateurs de Linux dans les années 1990 appartenaient à une communauté spontanée tandis qu’une communauté pilotée est créée par une organisation.
On retrouve également cette problématique au sein des clusters : des entreprises qui ont des problématiques similaires sur un même territoire vont collaborer spontanément tandis que les territoires qui tentent de créer des regroupements sont plus des communautés pilotées. Dans les deux cas, la question de l’appropriation par les acteurs est essentielle.
Un concept qui s’étend partout dans le monde
Le concept de communauté et de cluster sont très efficaces car ils sont simples et adaptables. Il est clair aujourd’hui que chaque histoire de communauté ou de cluster est unique dans le sens où le contexte et les acteurs sont tous différents. Si on raisonne d’un point de vue international, ce raisonnement s’applique. C’est-à-dire que les contextes économiques ne sont pas les mêmes dans tous les pays évidemment et que par conséquent, les communautés n’auront pas exactement les mêmes problématiques.
Pouvez-vous expliquer le lien entre intelligence collective et communauté professionnelle ?
Une question de dynamisme
Pour moi, le lien est complètement évident. La communauté, quel que soit le type de réseau auquel on se réfère, est le lieu où va s’exprimer l’intelligence collective à condition que la dynamique du système soit présente. Sans dynamique au sein d’un réseau, il se désagrège tout seul. Le concept d’intelligence collective est très ancien, il a été popularisé par les travaux de Pierre Lévy, auteur des années 90.
Pierre Lévy explique que l’intelligence collective est une forme d’intelligence universellement distribuée, constamment enrichie et donnée en temps réel. D’après lui, elle se traduit par une mobilisation efficace des connaissances et effectivement c’est exactement ce qu’il se passe dans un réseau.
On peut voir ces “systèmes” de plusieurs manières différentes mais la principale est que cela représente un lieu d’échanges et de production de connaissances. Par la suite, ces connaissances vont progressivement augmenter le niveau de savoir collectif. Naturellement, cela favorise l’émergence d’opportunités : de projets ou la création d’entreprises etc.
Cependant, le point clé pour que cela fonctionne d’après une multitude d’études et ma propre expérience, est qu’il est nécessaire d’avoir des pilotes au sein du système.
Des « pilotes » comme animateurs de communauté
Par le terme pilote, je sous-entend le métier d’animateur de communauté. En effet, ces animateurs ont des rôles clés. Je n’utilise pas le mot animation car il est un peu faible à mon sens, surtout en français où il est un peu connoté. Au début des clusters en France il y a 30 ans, on parlait beaucoup d’animateurs. La complexité de ce métier est telle que finalement, nous avons adopté simplement le vocabulaire anglo-saxon qui parle de “cluster-managers”.
Je parle volontairement de “pilote” car lorsque les acteurs se multiplient on ne parle plus de management mais de pilotage compte tenu du très grand nombre d’interactions. Par ailleurs, on ne peut pas maîtriser l’intégralité de ce qu’il se passe au sein d’un système complexe tout simplement car il y a trop d’interactions. il n’en demeure pas moins vrai que sa réussite dépend de la qualité des personnes en charge du pilotage.
Être pilote de communauté comporte des enjeux d’analyse, de leadership, d’expérience, de mesure d’objectif qui vont au-delà de la posture d’animateur.
Quelles sont pour vous les étapes clés pour bien se mettre en réseau et faire communauté dans le monde pro ?
Si on se réfère uniquement au concept de communauté et ce que l’on sait d’elles, ce qu’il faut pour qu’une communauté fonctionne a été bien décrit par Benoit Sarazin, Patrick Cohendet et Laurent Simon dans leur l’ouvrage “Les communautés d’innovation: De la liberté créatrice à l’innovation organisée” qui est une référence. La communauté mixte, composée de membres de l’entreprise et de personnes externes, est utilisée pour capter des talents et répondre à la problématique de “Comment innover en utilisant les idées de ses clients ?”.
En France, Décathlon fait cela très bien et est à l’écoute de ses « clients-experts ». L’enseigne a créé une plateforme de co-création (https://cocreation.decathlon.fr/) qui permet à des sportifs de co-créer les futurs produits. Cela est un gain de temps et d’efficacité pour les départements R&D.
Dans l’approche de ces auteurs, ce qui est intéressant c’est le modèle défini pour structurer les interactions au sein d’une communauté. Ils appellent ce modèle le “middleground”. Il s’agit d’un espace intermédiaire entre l’entreprise (upperground) et les clients ou talents (underground). Ce modèle répond à une question simple : Comment capter les talents ?
Mettre en place une communauté pour collaborer en entreprise : les 4 étapes
Pour y répondre, les auteurs mettent en avant 4 éléments qui évidemment fonctionnent ensemble :
- Des lieux de rencontres informels ou “places” : cela peut être des espaces physiques ou virtuels tels que les Fablabs, Café, Tiers-lieux, forums, plateformes collaboratives etc. Un exemple concret qui illustre bien ce concept est celui d’Ubisoft.
L’entreprise en interne dispose de plusieurs communautés de métiers et celles-ci se rencontrent entre elles et à la fois rencontrent l’extérieur dans un lieu ouvert au sein de la société appelé Café. Ce lieu représente l’interface entre l’entreprise et le monde extérieur.
- Des événements ou “events” : ils favorisent la rencontre et les échanges d’idées. Ce sont par exemple des conférences, des webinaires ou des hackathons.
- Des projets ou “projects” : concrétisation d’une idée au sein de l’entreprise elle-même ou d’une de ses communautés de talents.
- Des espaces cognitifs ou “spaces” : dans lesquels les membres se reconnaissent et dont ils partagent les codes. Ces espaces cognitifs favorisent le développement d’idées et leurs constructions.
En conclusion, pour que la communauté réussisse d’après ce modèle il faut faire fonctionner ces 4 éléments ensemble. On peut également faire le parallèle avec les clusters qui créent des espaces de rencontres, des événements, réalisent des projets et finalement font émerger de nouveaux espaces cognitifs.
On retrouve dans les communautés et les clusters la notion de dynamique du système. Cette dynamique se construit à travers les expériences positives que vivent ensemble les acteurs.
Quels sont les bénéfices de faire communauté au sein d’une organisation, d’une entreprise ou d’un territoire ?
Depuis une trentaine d’années, les entreprises ont raccourci les chaînes hiérarchiques et sont devenues plus horizontales. Elles ont d’abord introduit le mode projet puis les organisations matricielles. Cela suppose d’autres méthodes de travail basées sur la collaboration au sein d’équipes ponctuelles.
Donc, aujourd’hui les entreprises ont besoin de profils que j’appelle “ingénieurs de la collaboration”, c’est-à-dire des personnes qui ont la capacité de faire travailler ensemble d’autres personnes qui n’ont pas la même culture, les mêmes enjeux ou compétences. Ce sont ces ingénieurs de la collaboration que nous formons à l’université de Strasbourg dans le Master Intelligence Collective et Ecosystèmes Innovants en Europe dont j’ai la responsabilité.
Nos étudiants sont de plus en plus sollicités par des entreprises qui développent de plus en plus des communautés professionnelles. À mon sens, le manager moderne est une personne qui possède cette approche large de l’intelligence collective.
Enfin, comment envisagez-vous le futur des communautés professionnelles ? Pensez-vous qu’elles vont s’implanter davantage dans les stratégies des entreprises à long terme ?
Je pense que c’est un mouvement de fond. Au départ, je crois que la création de communauté en entreprise répondait à l’impératif d’innover plus vite mais aujourd’hui je crois que cela va au-delà. L’entreprise efficace est désormais décentralisée, elle repose davantage sur le modèle de l’archipel que sur le modèle vertical que nous connaissons depuis longtemps.