Maryline Filippi est professeure d’économie à Bordeaux Sciences Agro et chercheuse associée à l’INRAE – AgroParisTech, Paris Saclay. Spécialiste des coopératives agricoles en France et à l’international, ses travaux de recherche contribuent à l’analyse des processus d’innovation organisationnelle, de gouvernance et de développement territorialisé.
Elle est rédactrice en chef de la revue internationale de l’économie sociale (RECMA) depuis 2022. Maryline a aussi coordonné l’écriture du livre “La Responsabilité Territoriale des Entreprises” aux éditions Le bord de l’eau, Collection Territoire de l’ESS de Timothée Duverger.
RSE, RTE, quelles différences, quelle signification ?
D’abord, la Responsabilité Territoriale des Entreprises (RTE) et la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) renvoient à deux notions très distinctes.
En premier lieu, la RTE est la façon dont les entreprises et tous les acteurs du territoire, les parties prenantes (collectivités territoriales, consommateurs, citoyens, etc.) s’inscrivent sur le territoire.
En second lieu, la RSE affirme que la finalité de l’entreprise, loin d’être réduite à la seule performance financière court-termiste dans l’intérêt unique des actionnaires (Notat-Senard, 2018), intègre la prise en compte de ses impacts sur l’environnement et le social (voir la norme ISO 26000). La RSE s’opère par une prise de conscience d’un basculement radical dans les liens entre entreprise et société.
En 2019, la loi Pacte a eu pour objectif de repenser la place de l’entreprise dans la société. Désormais, elle peut se doter d’une « raison d’être », devenir une « entreprise à mission », c’est-à-dire inscrire dans ses statuts, sa volonté de contribuer positivement à la performance globale du système socio-économique (voir les raisons d’être de la Camif, Danone, etc.).
La RTE propose un changement de logique d’action, de l’individuel au collectif. La Responsabilité Territoriale des Entreprises soulève donc également l’urgence de partir des besoins concrets des personnes plutôt que de l’offre. Cette dernière devant être comprise comme ce qui est proposé aux personnes pour construire des processus vertueux. Dès lors, ce qui différencie radicalement la RTE de la RSE est cette notion de collectif et de bien commun inscrit au sein des territoires et des communautés.
La RTE n’est pas une RSE territorialisée
Il n’est en effet pas possible de réduire la RTE à une forme territorialisée de la RSE en raison de ce basculement d’une logique individuelle à une logique collective qui mobilise toutes les parties prenantes pour tendre vers un bien-être collectif. Ainsi, la RTE implique pour les entreprises de considérer leur ancrage territorial comme un moyen de créer et de partager de la valeur via un réseau d’interdépendances. Ce basculement de logique, d’individuel à collectif à partir des besoins concrets des populations, conduit les entreprises à innover et créer des solutions aux grands défis (cf. dans le Livre Blanc de la RTE les exemples de La Poste, Harmonie Mutuelle NA, Geosat, Coop&Bat, …) pour plus de justice sociale et sociétale.
Les communautés professionnelles, définition et dynamique
Vous écrivez page 60 « Il s’agit de sortir l’entreprise de son cadre micro-économique interne mais aussi de ses interactions avec les parties prenantes territoriales ou sectorielles, afin de l’inscrire dans la communauté.”
Quel sens donnez-vous au terme communauté ? Que doit faire l’entreprise pour s’inscrire dans cette nouvelle dynamique ?
Le terme de communauté rappelle la définition donnée par Ostrom (1990), c’est-à-dire « un système de ressources utilisées conjointement par un ensemble de personnes et de règles communes à ce groupe pour une gestion coopérative de ces ressources ». Dans cette perspective, l’entreprise s’inscrit dans un enchevêtrement d’interdépendances où le territoire devient, non pas seulement un lieu de localisation des ressources, mais un « construit social » qui déplace le focus sur les processus à l’œuvre pour associer les entreprises du lieu. De plus, ces dynamiques peuvent permettre l’émergence d’innovations sociales guidées par des intérêts économiques, sociétaux et environnementaux des collectifs y résidant.
Or, ces dynamiques s’inscrivent dans l’appréhension « d’écosystèmes locaux » associant non seulement les entreprises, mais aussi les parties prenantes du territoire dans une logique d’économie circulaire et solidaire. Finalement, elles répondent aux grands défis du développement durable.
Au-delà des relations entre entreprises, il s’agit de prendre en considération l’ensemble des parties prenantes sur un territoire, et en particulier les populations. Ces dynamiques de co-construction s’enracinent dans les territoires et renforcent les liens sociaux faisant communauté.
Le lien étroit entre RTE et économie circulaire
Par ailleurs, si les entreprises ont un rôle majeur, les pouvoirs publics dans leur grande diversité du niveau local à celui européen, sont ainsi appelés à s’investir dans une action volontaire et collective.
Le travail sur les boucles de rétroaction nous amène à reconsidérer l’itération des processus de développement territorial : non seulement en soulignant le besoin d’interactions mais aussi en opérant sur un même territoire des circuits vertueux associant « le vivant », les humains et l’environnement. Cette acception renvoie en particulier à l’approche de l’économie contributive et aux écosystèmes territorialisés. La notion de communauté souligne donc ce besoin de « faire système » et de consolidation des liens sociaux cher à Bernard Stiegler (voir également le chapitre de Yannick Blanc et Alexeï Tabet dans l’ouvrage). L’ancrage d’une entreprise est en conséquence non neutre. En effet, le « territoire de la firme », son ancrage territorial, peut entrer en conflit avec les intérêts des autres parties prenantes du territoire.
Faire communauté pour faciliter le partage de la création de valeur
Aussi, avec la notion d’ancrage territorial, on mobilise la notion de création de valeur. En effet, les intérêts des entreprises peuvent (ou pas) entrer en congruence avec ceux du territoire. Il s’opère alors l’ajout d’un ingrédient nécessaire à la consolidation de ces ancrages territoriaux : la gouvernance des territoires, une gouvernance multi-niveaux et partenariale.
Dès lors, les processus de développement territorial deviennent des processus d’activation de relations sociales, d’innovations, d’organisation des ressources territoriales et de conception de projets.
Performance : la coopération comme levier pour les entreprises
“La coopération s’inscrit comme levier de performance » (page 67). Comment aujourd’hui une entreprise peut-elle mesurer cette performance ? Qu’entendez-vous par performance et quel ROI une entreprise peut-elle obtenir d’une coopération avec les acteurs de son écosystème ?
La RTE participe à ce que certains auteurs appellent les innovations sociales, cela désigne les innovations à visée sociales selon un processus participatif. À titre d’exemple, ce qui fait territoire c’est sortir de l’idée que l’entreprise emploie des personnes sur un territoire ou injecte un chiffre d’affaires, c’est louable mais cela ne suffit pas à impulser un processus de Responsabilité Territoriale des Entreprises.
Au regard de l’emploi, un processus de RTE souligne que cela va au-delà du travail décent (ou de donner un salaire). On redonne du sens au travail et du pouvoir d’achat. D’une part, la notion de travail est redéfinie en associant savoir-faire et compétences. D’autre part, il s’agit de concilier les valeurs de l’entreprise et celle de l’engagement afin de capitaliser des connaissances sur un territoire, valoriser des savoir-faire et des savoir-être pour le bien commun.
La création de valeur, ce qui fait s’ancrer une entreprise, est l’insertion dans un écosystème qui prend en considération les 3 dimensions du développement durable : économique, social et environnement, pour le bien être des communautés. Dès lors, même si différents indicateurs existent, les indicateurs “de performances” seraient à inventer pour qualifier les démarches et proposer une évaluation permettant à chacun d’améliorer sa RTE mais en partant du territoire et des besoins des communautés. Ainsi, le lien social comme vecteur de réancrage dans les territoires repose sur une approche complexe des problèmes.
Aborder le questionnement dans cette complexité, consiste ainsi à prendre en considération par exemple pour l’emploi, aux problèmes « joints », c’est le cas des crèches, du transport etc. Dans le cas de l’alimentation, il ne s’agit pas de stigmatiser un acteur mais de penser de la fourche à la fourchette pour donner un revenu décent au producteur, tout en garantissant une alimentation saine et durable mais aussi accessible pour le consommateur. Enfin, il s’agit de donner à chacun la capacité de réaliser ses objectifs en fonction de ses besoins et de ses valeurs. La RTE soulève finalement la nécessité de concilier des processus de développement justes et équitables.
Concilier des intérêts contradictoires, des logiques d’acteurs différentes, concernent toutes les entreprises (GE, PME, ESS ou non ESS), pour co-construire, innover, expérimenter, développer des territoires et réduire les inégalités économiques, sociales, climatiques culturelles etc.
Selon vous, quelles sont les entreprises françaises les plus avancées en termes de RTE ?
L’Économie Sociale et Solidaire (ESS) apparaît comme un levier d’action pour impulser des dynamiques de coopération au sein des communautés. L’ESS est porteuse d’un autre modèle d’entreprendre à travers des principes clés, à savoir en particulier :
- la primauté de l’humain sur les capitaux financiers, i.e. la non rémunération des actions en capital,
- la gouvernance démocratique (principe d’une personne est égale à une voix)
- la lucrativité limitée des bénéfices.
Quelque que soit la taille d’entreprise ou sa forme, PME ou grand groupe international, la plupart des organisations de l’ESS sont des organisations communautaires dont l’activité est profondément ancrée dans un territoire local (Artis, 2022 dans l’ouvrage).
De plus, elle valorise son potentiel d’innovation sociale et l’hybridation des financements, publics et privés. Ainsi, l’ancrage territorial de l’économie sociale et solidaire permettrait de recréer du lien social et de répondre aux attentes des usagers comme des communautés.
Le territoire est une façon de recomposer le « faire société » en prenant soin du « vivant », des ressources humaines et naturelles. Leur processus démocratique contribue comme un processus de convergence des logiques de coopérations territoriales et de collaborations partenariales. Pour autant, la RTE concerne tous les types d’entreprises de la TPE au groupe international de l’ESS comme non-ESS.
En conclusion, la Responsabilité Territoriale des Entreprises est une approche globale et collective qui se concentre sur l’ancrage territorial des entreprises et sur leur capacité à développer des activités pour la création de valeur sur un territoire via un réseau d’interdépendances avec les parties prenantes. Il s’agit donc d’une approche différente de la Responsabilité Sociétale des Entreprises dans la mesure ou pour la RTE, la notion de faire communauté prend tout son sens.